Le boulodrome de Montmartre fait toujours l’actualité puisque le Club Lepic Abbesses Pétanque occupe toujours, à ce jour, les terrains de pétanque en dépit de l’arrêt du Conseil d’État du 20 avril 2024 (CE, 20 avril 2024, n° 488803).
Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer cette affaire après l’ordonnance rendue par le Tribunal administratif de Paris le 23 septembre 2023 (pour lire notre analyse, c’est ici) mais depuis l’affaire à quelque peu dégénéré, certains parlant même d’une ZAD en plein coeur de Montmartre.
Bien évidemment, cette affaire ne pouvait pas en rester là et la Ville de Paris s’est pourvue en cassation, saisissant le Conseil d’État. C’est cet arrêt que nous analysons brièvement ici.
Selon le Tribunal administratif de Paris : Le boulodrome de Montmartre ne fait pas partie du domaine public
Avant de plonger dans le vif du sujet, il est utile de rappeler en synthèse le sens de l’ordonnance du Tribunal administratif de Paris.
En l’occurrence, le juge des référés du Tribunal administratif de Paris a jugé que les parcelles litigieuses ne relevaient pas du domaine public de la Ville de Paris.
Pour se faire, le Tribunal relève que :
- – pour accéder au terrain, il faut, d’une part, traverser deux portes dont l’une est fermée à clefs et, d’autre part, emprunter une voie privée grevée d’une servitude de passage ;
- – la Ville de Paris n’a manifesté aucune volonté de transformer ce bien en espace affecté à l’usage direct du public ;
- – le terrain n’a fait l’objet d’aucun aménagement spécial en vue de l’exercice d’une mission de service public.
Au regard de ces constatations, le Tribunal en déduit que la Ville de Paris n’a jamais voulu intégrer ces parcelles dans son domaine public.
En effet,
« ce terrain n’a jamais été directement accessible au public compte tenu de la nécessité d’emprunter une voie privée et il n’a jamais fait l’objet d’un aménagement spécial en vue de l’exercice d’une mission de service public. Il suit de là que faute pour ce terrain d’avoir été affecté à l’usage direct du public ou d’avoir fait l’objet d’un aménagement spécial pour les besoins du service public, celui-ci doit être regardé comme faisant partie du domaine privé communal »
(TA Paris, 23 septembre 2023, n° 2320641).
Partant, les actions intentées par la Ville de Paris relèvent de la juridiction judiciaire et non administrative en raison de la domanialité privée dudit boulodrome.
Pour le Conseil d’État : Le boulodrome de Montmartre fait partie du domaine public en application de la théorie de la domanialité publique virtuelle ou par anticipation
Dans son arrêt du 3 avril 2024, le Conseil d’État casse l’ordonnance du Tribunal administratif de Paris et fait, donc, entrer le boulodrome, objet de toutes les convoitises, dans le domaine public de la Ville de Paris.
Pour arriver à cette solution, le Conseil d’État s’appuie sur la théorie de la domanialité publique virtuelle.
La domanialité publique virtuelle ou par anticipation : rappel de cette théorie
La théorie de la domanialité publique virtuelle permet de placer sous le régime de la domanialité publique des biens acquis en vue de l’affectation à l’utilité publique, même si l’effectivité de cette affectation n’est pas encore accomplie.
Si cette théorie jurisprudentielle n’a pas été codifiée dans le Code général de la propriété des personnes publiques, le Conseil d’État lui a donné peu à peu un nouveau souffle pour la consacrer à nouveau :
« Considérant que, quand une personne publique a pris la décision d’affecter un bien qui lui appartient à un service public et que l’aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public peut être regardé comme entrepris de façon certaine, eu égard à l’ensemble des circonstances de droit et de fait, telles que, notamment, les actes administratifs intervenus, les contrats conclus, les travaux engagés, ce bien doit être regardé comme une dépendance du domaine public »
(CE, 13 avril 2016 Commune de Baillargues, n° 391431).
Attention, si l’effectivité de cette affectation n’est pas encore accomplie, il n’en demeure pas moins que les circonstances de droit et de fait doivent permettre d’établir avec certitude cette affectation future.
La mise en oeuvre de la domanialité publique virtuelle à l’endroit du boulodrome de Montmartre
En effet, le Conseil d’État relève, au regard des pièces du dossier, que :
- – un avis de la commission centrale de contrôle des opérations immobilières poursuivies par les services publics ou d’intérêt public, daté du 16 septembre 1965, que la commune de Paris, devenue en 2019 la collectivité de la Ville de Paris, a acquis ce terrain, par un acte de vente daté du 23 juin 1966, en vue de la réalisation d’un espace vert ouvert au public dans le périmètre d’aménagement du site de Montmartre ;
- – une délibération du Conseil de Paris du 16 décembre 1968 a autorisé le préfet de Paris, alors en charge de l’exécutif de la commune, à entreprendre la réalisation de cet espace vert en prévoyant un budget de 129 000 francs, tandis qu’un arrêté du préfet de Paris du 20 juin 1969 a réparti ce budget en 73 000 francs de travaux d’architecture et 56 000 francs de travaux sur les parcs et jardins.
Le Conseil d’Etat en déduit « la volonté de la commune de transformer la parcelle en litige en espace vert et de l’affecter à l’usage direct du public » (CE, 3 avril 2024, n° 488803).
En tout état de cause, cette volonté de la Ville de Paris d’affecter la parcelle litigieuse à l’usage direct du public a eu pour effet, en vertu de la théorie de la domanialité publique virtuelle, de l’incorporer dans le domaine public, contrairement à ce qu’a pu juger le Juge des référés du Tribunal administratif de Paris.
A noter qu’il s’agit, plus précisément, en l’espèce, d’appliquer les principes issus de la jurisprudence « Association ATLALR » :
« Considérant qu’avant l’entrée en vigueur, le 1er juillet 2006, du code général de la propriété des personnes publiques, l’appartenance d’un bien au domaine public était, sauf si ce bien était directement affecté à l’usage du public, subordonnée à la double condition que le bien ait été affecté au service public et spécialement aménagé en vue du service public auquel il était destiné ; que le fait de prévoir de façon certaine un tel aménagement du bien concerné impliquait que celui-ci était soumis, dès ce moment, aux principes de la domanialité publique ; qu’en l’absence de toute disposition en ce sens, l’entrée en vigueur de ce code n’a pu, par elle-même, avoir pour effet d’entraîner le déclassement de dépendances qui, n’ayant encore fait l’objet d’aucun aménagement, appartenaient antérieurement au domaine public en application de la règle énoncée ci-dessus, alors même qu’en l’absence de réalisation de l’aménagement prévu, elles ne rempliraient pas l’une des conditions fixées depuis le 1er juillet 2006 par l’article L. 2111-1 du code général de la propriété des personnes publiques qui exige, pour qu’un bien affecté au service public constitue une dépendance du domaine public, que ce bien fasse déjà l’objet d’un aménagement indispensable à l’exécution des missions de ce service public ; »
(CE, 8 avril 2013, n° 363738)
Une nouvelle approche extensive de la théorie de la domanialité publique virtuelle ou par anticipation ?
La question se pose puisqu’à la lecture des jurisprudences post-renaissance de la théorie de la domanialité publique virtuelle, il apparaît un lien entre cette théorie et l’affectation du bien à un service public.
Autrement dit, la domanialité publique virtuelle n’était admise que dans des cas où il était question de l’affectation à un service public.
Donc :
- – soit cette théorie ne joue qu’en matière de service public ;
- – soit le juge administratif n’a jamais été interrogé dans le cas d’une affectation à l’usage direct du public.
En tout cas, la question se posait et le doute pouvait exister même si bien évidemment des décisions consacraient la domanialité publique virtuelle en présence d’une décision certaine d’affecter l’immeuble à l’usage direct du public:
« une décision certaine d’une collectivité publique d’affecter un immeuble lui appartenant à un service public et de réaliser à cette fin un aménagement spécial, de même qu’une décision certaine d’affecter l’immeuble à l’usage direct du public et, si cette affectation nécessitait un aménagement, de le réaliser, avait pour effet de soumettre cet immeuble aux principes de la domanialité publique »
(TC, 14 novembre 2016, C4068).
Pour autant, dans cette décision, le Tribunal des conflits souligne bien que les faits sont antérieurs à l’entrée en vigueur du code général de la propriété des personnes publiques.
Même si, dans cet arrêt commenté, l’affectation au domaine public est antérieure à l’entrée en vigueur de code général de la propriété des personnes publiques, il n’en demeure pas moins que le Conseil d’Etat admet que l’affectation à l’usage direct du public peut permettre la mise en oeuvre de la domanialité publique virtuelle sous réserve que les autres conditions soient remplies.
Or, tant dans l’arrêt Commune de Baillargues que dans les arrêts postérieurs, il était toujours question de décisions d’affecter les terrains en cause au service public (par exemple : CE, 22 mai 2019, n° 423230).
C’est, donc, en cela que cet arrêt du Conseil d’Etat propose, a priori, une approche extensive de la théorie de la domanialité publique virtuelle ou par anticipation.
L’avenir de la jurisprudence nous en dira plus même si nous conseillons en pratique de considérer, en pareille situation, que le bien est rentré dans le domaine public en application de la domanialité publique virtuelle.